Du rôle de la rature, procédé de ré écriture et outil d’objectivation de la pensée. Un ancrage théorique et pratique.
Comment la rature objective-t-elle le procédé d’écriture propre de l’auteur ?
« L’écriture est un acte enivrant ».
« Le sort de l’œuvre se joue avec des élans et des épuisements, des bégaiements et des vides, des ruptures et des inachèvements qui nous déroutent » (Hay, 2002 :58).
2020-2021
Table des matières
Introduction
I. La rature, une composante refoulée de l’écrit :
A. Un outil au cœur de l’écriture :
1. De l’écriture oubliée : 2. A la naissance d’un métalangage :
B. L’écriture comme mutilation de la pensée :
C. La rature, signe d’un palimpseste en formation : 1. Une écriture des métamorphoses : 2. Un descriptif opératoire :
D. Du manuscrit ou le brouillon, support des écrits :
1. L’écrit, une somme d’écritures :
2. Le rôle précis de l’avant-texte :
3. Écriture « à programme » et « écriture à processus » :
II. La rature et ses rôles :
A. La rature, une matière rarement oblitérante : 1. La rature comme autorité sur le texte : 2. La rature comme champ de tous les possibles :
B. Une matérialisation efficiente : 1. Un instrument à effet : 2. Le dit et le non-dit : faire exister par l’effacement :
C. De la correction à la ré écriture : 1. Des enjeux multiples : 2. Vers une sémiologie textuelle :
III. Typologies et fonctions de la rature :
A. Des fonctions d’usage et d’appropriation : 1. Une malléabilité parfaite :
2. Des procédés plus difficiles que d’autres :
B. Un procédé de modelage :
1. Construire l’écrit :
2. Le façonner :
C. Un procédé artisanal :
1.Une image indésirable :
2.Un miroir invisibilisé des formes de l’écrit :
D. Les gestes de la ré écriture, différentes compétences :
1. La suppression par la biffure :
2. Le déplacement :
3. L’ajout :
IV. La rature, comme matière irrécusable :
A. La rature comme acte de vérité : 1. Une trace originale : 2. La notion de rature « orale » :
B. La philologie, nourrice des œuvres littéraires : 1. Vers une autopsie littéraire : 2. La rature comme errement imprévisible :
C. La rature, comme pas de deux : une science ouverte à l’exégète :
V. Les écrivains et la matière récusable et irrécusable :
A. Une armature interne, fruit des provisions de l’écrivain :
1. La question d’une nouvelle temporalité : 2. Comprendre l’auteur, sans comprendre le texte :
B. Une armature externe, fruit des extensions de l’œuvre : 1. Une porte sur l’inachevé : 2. Explorer des temporalités possibles :
C. Une matière dans la matière : l’art en mouvement : 1. Un hors-texte dans l’écriture : 2. Un procédé d’animation :
D. Une matière imparfaite : 1. De la matière qui s’écrit : 2. A la matière «mémorielle » :
Conclusion
Bibliographie
Introduction :
«Savez-vous ce qui me gâte l’écriture? Ce sont les corrections, les ratures, les maquillages qu’on y fait (…) ce qui me paraît si beau dans la vie; c’est qu’il faut peindre dans le frais. La rature y est défendue» reconnaissait l’écrivain français, André Gide, dans Les Caves du Vatican en 1914. Si on ne retient, en effet, souvent, de l’écriture que sa trace finale, ouverte à la compréhension d’un mode de pensée donné, le processus préalable de réalisation d’une pensée en acte-ou écriture– exige souvent la recherche active d’un équilibre complexe entre une unité conceptuelle « en marche » et une unité formalisée, achevée. Entre ces deux, pré existe, donc, tout un pan de l’écriture, mouvant, en construction autour duquel s’érige un travail faisant permuter l’armature psychique intellectuelle en un espace blanc annoté. Le texte, apparu au Moyen Age, ou le manuscrit constitue donc, l’échelle de mesure de cette activité, rendant compte des multiples avancées, reprises, corrections nécessaires à l’obtention du travail final. A cet égard, la rature tient un rôle particulier. En effet, son étude révèle autant de fonctions complexes et de buts que de pistes d’interprétations demeurées invisibles au lecteur, sur le travail d’«élaboration» ayant présidé à l’écrit. «La documentation la plus complète et la mieux conservée ne révèle jamais qu’une fraction des opérations mentales dont elle garde l’empreinte; la trace de l’écriture n’est pas l’écriture même».
Or, définir la rature implique l’observation de nombreuses caractéristiques différentes. De plus, il ne suffit pas de dresser l’identité de la rature pour l’identifier car elle peut être allographe ou autographe, et impliquer des raisonnements différents quant au processus d’écriture. De même, elle peut signaler une substitution, une suppression ou un déplacement, par exemple. Ses modes de représentation varient également, prenant l’aspect d’une biffure, d’une barre oblique ou d’une surcharge, selon les cas. Or, ces procédés n’ont rien d’anodin puisqu’ils participent d’un mouvement global allant de la pensée créatrice invisible à sa représentation, visibilisée. Elle symbolise donc, un mouvement complexe, et relativement peu intelligible, tenant l’exécution écrite comme lien d’expression directe d’une pensée en mouvement, livrée dans sa forme la plus brute. Elle revêt donc un caractère précieux, non seulement pour l’auteur, puisqu’elle referme quelque puisement secret du tréfonds de sa conscience, mais également pour le lecteur, puisqu’elle livre les ressorts inédits d’une pensée en construction, indétectable dans sa forme achevée, et pourtant riche de sens. Pour toutes ces raisons, donc, nous nous proposons de dresser un portrait de la rature, mettant en résonance ses fonctions, réelle et symboliques, et les sens de l’écriture sur lesquels elle ouvre.
I. La rature, une composante refoulée de l’écrit :
A. Un outil spécifique au cœur de l’écriture :
1. De l’écriture oubliée :
Si Barthes affirme qu’il n’y a « pas d’œuvre littéraire sans rature[1] », il nous faut d’abord concéder que la rature participe de l’expression matérialisée de l’écriture et qu’elle a trait au procédé de mutation de la pensée en une «chose écrite». Elle revêt donc un rôle complexe. En tant qu’outil de production, elle semble se loger au sens premier de la matière écrite, participant du sens de l’espace, orchestré par « la matière pensante » de l’écrivain. En effet, pour qui s’est intéressé à la genèse de l’écriture, la rature constitue une nécessité, relevant de deux ordres : à la fois celui de l’écriture automatique, jetée dans l’espace de la page comme un dû, un courant parcourant celui qui écrit et, de l’autre, celui de « la pensée claire », distanciée, autocritique, qui se juge et se relit- les deux formant indissociablement le travail d’écriture.
On comprend, dès lors, que son rôle s’attache à la fois à un travail fondamental de mise en œuvre de la pensée et à un travail de finalisation, d’affinage. Ces deux temps sont donc intrinsèquement présents au temps du travail de l’écriture.
2. A la naissance d’un métalangage :
La rature participe donc, d’une élaboration matérielle obtenue à partir d’un matériau conceptuel. Elle reflète ainsi, toutes les vicissitudes inhérentes à cette difficulté. Il s’agit là, d’une véritable métamorphose puisque l’idée pensée, prend acte sous la forme de mots, puis de texte. La rature constitue donc, un aspect particulier, de cette construction, inscrite dans un espace donné. C’est, sans doute, ici, la partie le plus difficile du travail d’écriture, l’objectivation de la matière pensée.
B. L’écriture comme mutilation de la pensée :
En effet, par le travail qu’elle suppose, l’écriture, bien que pensée et désirée comme une transcription fidèle, est nécessairement une « déformation » de la pensée. Le passage d’un monde immatériel à un espace matériel, oblige à une adaptation faite de coupes, ajustements, retraits et ajouts multiples et aléatoires, procédés inscrits au cœur même de l’élaboration de l’écrit. Elle est ainsi le fruit d’une stratégie élaborative particulière, proprement personnelle et dynamique tout en étant intégralement orientée autour de la matière-pensée originale.
De plus, si l’on considère que l’écrit visé constitue « Un espace d’énoncés possibles qui attendent d’être matérialisés », le procédé d’écriture constitue une dialectique personnelle faite de choix propres, au milieu d’une somme de possibles. Dès lors, ces choix s’effectuent selon le degré de proximité de l’écriture avec l’énoncé formulé au niveau conceptuel, autorisant des retraits, des suppressions, des corrections et des ajouts. Ces différents aspects de traitement corroborent le seul lien propre avec la pensée pure et son organisation trahit le rejet de tout autre emploi ou but. La matière d’écriture se voit sacrifiée ou sanctuarisée selon le jugement fait de son utilité ou de son rendu, à l’égard du cheminement et du respect de la « pensée claire » et du but, écrit final à atteindre.
C. La rature, signe d’un palimpseste en formation :
1. Une écriture des métamorphoses :
L’écriture constitue donc « une réalisation » ou exécution sommaire de la pensée de l’auteur. Elle est, à ce titre, le fruit de résonances internes invisibles, pourtant toujours en mouvement, en métamorphose. Enfin, la rature participe d’une genèse de l’écrit, primordiale à sa conceptualisation.
On rapproche souvent ce phénomène, au demeurant difficile à saisir, du rôle de la page blanche. « La prise de conscience de la page, non comme récipient passif, contenant inerte en attente de l’inscription mais plutôt comme surface virtuellement animée de pouvoirs actifs» se rapproche de son rôle véritable. Dans cette dynamique, la rature prend la forme d’un aspect « qui agit en permanence pour créer un équilibre profond dans l’économie globale qui régit l’écriture ». Elle est une surface d’animation occasionnée par la pensée, permutable, rattrapable, transformable à tout instant. En définitive, et surtout, elle « dilue la frontière entre l’avant-texte et le texte » (H, Hay, 1985).
Ce mouvement perpétuel confère donc, à la rature sa particularité et une existence propre.
2. Un descriptif opératoire :
La rature opère ainsi, à la fois comme un codage et un désencodage des traces écrites et de leur genèse. L’analyse de la rature autorise donc des déductions, des recoupements élaborés à partir des troncatures, ajouts et suppressions observées. Elle est ainsi une «mémoire » visuelle, historicisant la somme des procédés employés à dessein de produire un écrit.
D. Le manuscrit ou le brouillon, support des écrits :
1. L’écrit : une somme d’écritures :
Sous cette perspective, on conçoit aisément que s’intéresser aux ratures revient à accorder un rôle prépondérant aux procédés d’écriture sur l’écrit lui-même. « L’écrit n’est pas considéré uniquement comme un produit, mais d’abord comme le motif et le support d’une activité, l’écriture ; s’intéresser aux écrits « intermédiaires », c’est s’intéresser à tout ce qui précède, justement, l’élaboration de produits finis, à tout ce qui permet cette élaboration.» (Chabanne, 2011-2012 : 8).
Or, cet exposé des écritures diverses, superposées qui ont été nécessaires à la production et à l’aboutissement de l’écrit, constituent une production propre. Auparavant dissimulés comme fruits marginaux ou superflus auxquels se substitue l’écrit final « achevé » (Ponge, 1977), les essais sont une matière propre, qui possède sa propre lecture.
Dans le même temps, cette conception vient radier l’écrit, perçu comme version singulière, unique et pure, ouvrant sur le caractère « potentiellement pluriel de l’écrit » (A, Mounier, 2003).
2. Le rôle précieux de l’avant-texte :
Ainsi, l’avant-texte ou plutôt les avant-textes ou écrits intermédiaires, le plus souvent nombreux, révélés par l’analyse de la genèse du texte, donne à l’écrit une configuration sémiotique, riche de sens comme d’ambivalences.
Cet avant-texte représente également, de façon approfondie, l’activité inhérente au procédé d’écriture composée de la matière métadiscursive.
Enfin, on remarque que la rature procède d’une « économie de temps que l’on perd lorsque l’on efface ». Elle représente donc « une continuité du processus d’écriture, l’outil utilisé reste inchangé ainsi que le geste qui se rapproche de mouvement scriptural » (A, Monier, 2016).
3. Écriture « à programme » et écriture « à processus » :
Le rôle du brouillon ou de l’avant-texte trouve donc son fondement en ce qu’il matérialise des formes désorganisées de la pensée en formation. Or, selon le procédé visé par l’auteur, il peut revêtir deux types de rôles de très différents. Dans un cas, il est un support sur lequel le plan analytique pré pensé et conçu par l’auteur se matérialise, comme une sorte de projection effective de la pensée immatérielle. Dans l’autre cas, il est plutôt le lieu où se rencontre les nécessités de la pensée et celles de l’écrit, lieu du passage à l’acte et de la transposition.
De ces deux rôles, découle un usage différent de l’avant-texte, recueil des listes, notes, plans et schémas dans le cas de l’écriture à programme, telle que des auteurs comme Flaubert ou Zola l’ont utilisé ou bien celui d’une déversion spectaculaire de l’esprit à l’image des manuscrits de Proust où apparaissent, au fur et à mesure de leur conception, les idées de l’auteur. Dès lors, les types de correction habitant ces textes apparaissent répondre à des usages fortement distincts.
II. La rature et ses rôles :
A. La rature, une matière rarement oblitérante :
1. La rature comme autorité sur le texte :
Si la rature participe d’une armature intellectuelle d’envergure, elle « ne peut être oblitérante ». Elle est, au contraire, signifiante de ce mouvement perpétuel, cette activité cérébrale, pre séant l’écrit. Édifiante, elle donne à voir l’édifice sur lequel s’est construit l’écrit.
L’écriture nous apprend ainsi toujours quelque chose de l’écrit car elle objective le texte conçu comme un système, régi par des lois internes.
Elle est aussi, et surtout, un pouvoir, une autorité puisqu’elle ordonne ou commande la ré écriture, la permutation, la modification, tendant à finaliser le travail d’écriture en un écrit.
2. La rature comme champ de tous les possibles :
A travers l’analyse de l’écriture, -et notamment de la rature- on comprend que l’écrit est l’une des formes de l’écriture mais également que « l’écriture ne vient pas se consumer dans l’écrit » mais en étaye un champ des possibles plus vaste, un « arrière-plan », une « troisième dimension ».
Dès lors, « La différence entre le texte ( entendons: publié) et l’avant-texte réside en ceci que le premier nous est offert comme un tout fixé dans son destin tandis que le second porte en lui et révèle sa propre histoire » (J, Hay, 1985).
B. Une matérialisation efficiente :
1. Un instrument à effet:
La rature est, donc, une opération d’écriture immersive, prolongement de la pensée en acte. Elle est, par conséquent, un « instrument à effet », poursuivant des buts précis, notamment de vérification, en lien avec une recherche éperdue de « pensée claire ». Cette quête de sens et de cohérence la rend donc, pertinente et intrinsèquement nourrissante.
Pourtant, la notion-même de rature, entre perte et gain, objectivant une annulation de ce qui a été écrit précédemment et tenant en une augmentation du nombre de traces écrites, revêt, bien souvent, une image négative. Ainsi, le « chercheur de ratures » s’ingénie-t-il à trouver ou retrouver les « failles » du texte comme si le pré texte tenait lieu de brouillon indigne, moins bien que l’écrit final.
2. Le dit et le non-dit : faire exister par l’effacement :
Sur le plan symbolique donc, la rature s’inscrit dans une genèse complexe puisqu’en proposant d’effacer un ou plusieurs éléments ou bien de dupliquer ou surcharger ses signes, elle fait surgir la possibilité d’existence d’un autre texte et révèle à la fois un ancien, sous la rature et un nouveau texte, au-dessus. Elle s’inscrit donc dans une temporalité inconsciente faisant coexister simultanément l’a priori et l’a posteriori de l’acte. Devant cette contradiction de voir apparaître un texte « qui se souligne au moment où il s’efface », la rature lie, par sa fonction propre, l’avant-texte et le texte fini.
La richesse des procédés fait apparaître des intentions distinctes. Ainsi, par exemple, dans ses travaux, Claudine Fabre Cols opère une distinction entre deux sortes de suppression : celles qui modifient l’expression de la référence et celles qui en modifient les indices d’énonciation. L’un procédant du souci de la pensée claire, l’autre de la qualité expressive. Autrement dit, certains procédés font intervenir un grand souci du contenu là où d’autres manifestent une intention de la forme ou contenant.
Or, donc, les variations qu’elle autorise offrent, par le jeu de la temporalisation, notamment différenciée, des extensions de la matière-pensée, rendue à sa propre illimitation.
C. De la correction à la ré écriture :
1. Des enjeux multiples :
Ainsi, la rature permet, non seulement de s’assurer mais, encore d’augmenter les compétences de l’écrit. Elle supplée ainsi, par ses indices, à une quête de performance, rendant possible la recherche d’une ré écriture permanente. Elle est, aussi, à l’image de notre phrase d’introduction, soit aimée, soit rejetée par les écrivains.
Alors que l’écrit exige une fixation, parfois dangereuse pour l’esprit toujours en mouvement, la rature autorise le retour permanent. En outre, elle soutient le repentir sincère de l’écrivain, la réflexion et l’évolution d’une pensée plus aboutie, en épousant au plus près ses mouvements intellectuels. La rature constitue ainsi, l’allié précieux de l’écrivain.
Les nouvelles combinaisons, permutations et jeux de reprise constituent donc l’espace de liberté de l’auteur, détaché de l’emprise d’une écriture de prime abord, impérieuse, nécessiteuse, automatique.
2. Vers une sémiologie textuelle :
III. Typologies et fonctions de la rature :
A. Des fonctions d’usage et d’appropriation :
1. Une malléabilité parfaite :
La rature sert donc à corriger un texte déjà écrit ou en train de s’écrire. Elle est un instrument qui a plusieurs mécanismes (substitution, suppression, transfert, gestion et suspension) et utilise différents modes opératoires : elle peut ainsi éliminer, restituer et remplacer. En effet, dans le but d’atteindre une cohérence structurelle donnée et pensée, elle revêt différents modes opératoires, autant de possibilités.
Par définition, la rature constitue donc une « opération d’annulation d’un segment écrit, soit pour le remplacer par un autre segment (substitution), soit pour l’évacuer définitivement (suppression)[2] ». Elle concerne, in fine, toute opération consistant à retirer, ajouter ou déplacer un segment.
Relevons également au sujet de son étymologie que son acceptation première au XIIIe s, «rasture» visant à désigner « les petites parties qu’on a enlevées de la superficie d’un corps en le raclant» (Lapidaires anglo-norm., éd. P. Studer et J. Evans, IIIc, XVIII, p. 146) fait apparaître l’idée d’un affinage, d’un perfectionnement de l’écriture. Cette idée, consistant à aller chercher au fond du sens de l’écrit, procède ainsi d’un ressort et d’une entreprise proprement qualitative
La biffure s’associe donc ainsi, à la notion de finition, de ciselage, d’une vision précisée au plus juste des codes de la pensée.
2. Des processus plus difficiles que d’autres :
Le déplacement constitue un aménagement complexe, nécessitant une orchestration spécifiquement conçue. Généralement, on repère le déplacement par un cercle, des parenthèses, des crochets ou toute autre marque graphique indiquant quel fragment est retiré, auquel sont ajoutées des flèches montrant à quel emplacement l’élément prélevé doit être ajouté. On distingue ainsi trois déplacements que l’on peut interpréter comme remédiation à une difficulté : la répétition, l’anticipation et l’interruption aux bornes du discours rapporté.
En fonction des buts visés, le mode choisi concerne le moyen le plus efficace pour tendre à un résultat.
La rature de suppression est un « tracé opératoire marquant la décision d’annuler un segment précédemment écrit […] pour l’éliminer sans remplacement[3]. » Elle se distingue de la rature de substitution qui consiste en un « tracé opératoire marquant la décision d’annuler un segment précédemment écrit pour y substituer un autre segment[4] ». La rature de déplacement ou de transfert « marque le projet ou l’acte de déplacer un segment écrit en vue de le faire disparaître de son lieu primitif pour le réinsérer dans une autre zone du manuscrit[5] ». Enfin, la rature de suspension équivaut à une liberté affirmée de l’écrivain puisqu’il « utilise une forme particulière de codage pour délimiter l’espace d’une rature à venir, en marquant un segment qui pourra donner lieu à une éventuelle annulation ou correction ultérieure[6] ».
De même, les tracés réalisés emploient plusieurs formes et poursuivent plusieurs motifs, notamment celui d’organiser une lisibilité spécifique de l’avant-texte. On distinguera la barre oblique, un trait qui raye un segment plus ou moins long de la biffure, un « trait qui supprime- plus radicalement- un ou des segments écrits[7].
La matérialisation de la rature suppose donc un choix de préférences personnelles mais également d’une élaboration stratégique, visant l’efficacité et la compréhension des éléments exécutés. Ainsi, le changement de couleur signifie souvent une différenciation de rôle ou de tache, entre l’auteur et le correcteur, tandis que des procédés comme l’encrage ou la surcharge donnent à dissimuler tout précédent et signifier que les éléments du manuscrit corrigé sont dépassés, proscrits, reniés.
On peut donc, établir un lien entre mode de matérialisation et buts poursuivis.
Au demeurant, qui rature ? Il existe, bien entendu, deux modes de ratures : la rature autographe, réalisée de la main de l’auteur lui-même, pour lequel l’auteur peut intervenir « dans l’écriture » ou, au contraire, en différé, et la rature allographe, « écrite d’une main autre que celle de l’auteur[8] ». Dans ce cas, il s’agit bien souvent de modifications effectuées par un éditeur, un relecteur ou bien un correcteur ortho-typographique, etc.
Parfois, le champ étendu des possibles entre ces deux détermine une confusion possible, entretenue ou non sur l’identité de la rature, générant des conflits possibles ou écueils quant à l’interprétation qui peut en être faite.
B. Un procédé de modelage :
1. Construire l’écrit :
Par les multiples aspects qu’elle revêt, la rature permet de réajuster la trace au plus près de l’exercice de la pensée. Elle a donc, une valeur intrinsèque méliorative. A ce stade, l’écriture possède surtout une valeur intrinsèque. En effet, le texte se construit pour lui-même, pour sa valeur constitutive, son contenu et son sens.
2. Le façonner :
Sous la forme de correction, elle devient ainsi un procédé de « réécriture », qui « répare » des fautes de langue (grammaire, syntaxe, orthographe) et d’écriture (lapsus), ou qui répercute les effets d’une réécriture sur les autres éléments syntaxiques. Ce travail s’inscrit davantage dans un regard de l’auteur sur son texte et correspond davantage aux projections de ce dernier sur le texte. Il s’agit le plus souvent, de valeurs d’appréciation subjective, tenant au style, aux tournures et à une recherche de précision et de clarté. Cette étape de « façonnage » induit donc davantage le positionnement de l’auteur à travers son écrit.
Ainsi, par exemple, après avoir remplacé le verbe « penser » par « chanter » dans « il pense à un refrain », qui devient « il chante un refrain », la suppression de la préposition « à » opère une correction[9] ».
Sous la forme d’un repentir – ce « terme est emprunté aux Beaux-Arts, où il désigne un trait du dessin (resté parfois visible) remplacé par un autre trait qui est venu se substituer à lui[10] »- la rature concerne la substitution. Le remplacement offre ainsi de pouvoir enrichir ou bien modifier le sens détaillé ou général d’une partie de texte, d’une idée, sans restriction sur la forme ou bien la quantité.
De même, une rature de mot est différente d’une rature de page. Une rature n’a pas la même signification selon la phase du manuscrit à laquelle en est l’auteur. La portée de la rature change en fonction de l’évolution du texte. La rature va aussi dépendre de son support, selon que la nature sera en marge ou dans le corps du texte, l’effet de la rature sera différent. La rature peut concerner un objet différent, elle peut porter sur un élément lexical, sur un élément syntaxique, sur un croquis, sur l’ordre des fragments de texte, etc. Enfin, une rature peut être liée à un ensemble de ratures ou elle peut être indépendante. De même, elle peut être immédiate ou différée selon les cas : l’auteur peut avoir commis une rature lors de l’écriture ou lors de la relecture du manuscrit.
C. Un procédé artisanal:
1. Une image indésirable :
Étymologiquement, il nous faut rapprocher le terme rature de son acceptation originelle en français, pour mieux en comprendre le fonctionnement et la conception. En effet, il provient de la notion de « raclure » et renvoie au champ lexical du ciselage, de la finition à la lime.
Dans le même temps, la rature constitue un déchet, un rebut indésirable puisqu’il désigne l’excédent de matière qu’il a fallu ôter pour qu’apparaisse la forme.
Dès lors, l’acceptation populaire renvoie la biffure à une expression inefficace, non claire car « indéchiffrable », « L’indéchiffrable gribouillis d’un papier noir de surcharges et de ratures » (Courteline, Train 8 h 47, 1888, I, 5, p. 51). Disqualifiées dans les fonctions d’ordre officiel, « Les ratures doivent être approuvées » (Lubrano-Lavadera, Législ. et admin. milit., 1954, p. 224)..Dès lors, la rature s’étire comme un élément à ne pas montrer mais à tenir « au dedans » du secret de l’instruction de l’écrit. Elle se trouve ainsi davantage rattachée à l’idée d’un procédé dont il convient ensuite de gommer les gênantes aspérités.
2. Un miroir invisibilisé des formes de l’écrit :
La rature désigne aussi le copeau, extrait d’un lingot jeté sur des charbons ardents pour mesurer, grâce à la couleur du métal en fusion, son titre. Elle est donc, partie prenante, d’un tout, orientant, modelant sa valeur et sa finalisation.
De ces deux aspects, résulte donc la valeur résiduelle de la rature comme « dessin » préalable de l’écrit. Il revêt donc une valeur constitutive, entièrement dépendante du texte dont il participe. A ce titre, donc, la matière de ce résidu est aussi précieuse que celle de l’œuvre.
D. Les gestes de la ré écriture :
Si le procédé d’écriture est aujourd’hui conçu comme l’Art de faire naître la remarquabilité de l’écrit, il est aussi et surtout marqué par une somme d’indices rendant compte de sa qualité scripturale, tout comme des intentions évolutives de leur auteur. En effet, il démontre les moyens utilisés par « le scripteur (…) afin de rendre son texte plus pertinent, plus proche de ses attentes », prenant ainsi la forme d’une grille de lecture intentionnelle, plus ou moins explicite. Par ailleurs, il existe un certain « ordre linéaire » dans l’apparition des différentes opérations.
1. La suppression par la biffure :
Ce procédé de modification effectué le plus souvent, in sito, vient commander un remplacement de la matière par une autre matière, jugée plus appropriée mais surtout un effacement de la matière. Si elle est un premier geste de la rature, elle est aussi assez automatique. Elle prend souvent la forme d’une biffure, dont la forme dépend de l’intention de l’auteur de la dissimuler, plus ou moins.
Elle participe en ce sens d’une volonté de discriminer des qualités intrinsèques à l’intérieur du texte.
2. Le déplacement :
L’opération de déplacement est, en revanche, un geste plus élaboré : « une opération de déplacement est marquée entre deux états d’un écrit lorsqu’une séquence AXB apparaissant dans l’une des versions se trouve remplacée dans l’autre par la séquence XAB ou ABX » (Fabre, 2002 : 133). Elle est, en effet, à l’origine de plusieurs mouvements cognitifs, au cours desquels un fragment de texte est retiré dans le but d’être ajouté à un autre emplacement perçu comme plus approprié. Cette opération est, en général, matérialisée par un cercle, des parenthèses, des crochets et des flèches indiquant à quel emplacement l’élément prélevé doit être déplacé.
3. L’ajout :
Au titre de ces procédés, l’ajout d’élément au milieu d’un texte constitue un moyen d’analyser l’enrichissement d’un segment ou d’un écrit plus complet. Si ce procédé constitue l’une des dernières actions composant la rature, il est, en revanche, plus complexe que les autres car ne reposant pas sur un geste automatique. L’élément à ajouter correspond à faire apparaître, matérialiser l’inexistant. Il est donc absolument le fruit des connexions à la pensée intérieure de l’auteur, chargé d’une compréhension personnelle de son propre texte.
Enfin, on précisera que « Le scripteur ne reste généralement pas sur une rature et tente de trouver une remédiation à son geste. Ainsi, plusieurs attitudes scripturales s’ensuivent : la suppression, le remplacement, l’ajout ou le déplacement » (A, Mounier, 2016).
IV. La rature, comme matière irrécusable :
A. La rature comme acte de vérité :
1. Une trace originale :
Elle est un acte d’authenticité, trahissant les exécutions mais également les souhaits de reprise de son auteur, d’où la valeur des manuscrits « originaux » dont le succès de la philologie depuis le XIXe et surtout le XXe s avec le milieu des années soixante-dix, constitue l’un des plus vifs plaidoyers. La rature acquiert ainsi une valeur symbolique vers 1830-1840. Se développe ainsi progressivement un mouvement de conservation des brouillons saturés de corrections, pour remonter aux origines de l’écrit, mais également de la pensée. Sur ce point se fonde aujourd’hui l’approche génétique de l’écriture.
Le mouvement surréaliste en fait ainsi l’exemple de son contrat de vérité.
2. La notion de rature « orale » :
De plus, le processus de raturage provient essentiellement de la suggestion psychique mentale de son auteur. Il est donc, en ce sens, auto généré, voire « auto immune ». On peut, dès lors, concevoir que le concept de rature porte, en son sein, une énonciation auto-formulée « dans le but de l’écrire » (Calil, 2003). De même, ce caractère préalablement oral de la correction s’entend dans le processus interne de l’esprit qui consiste à dire ce qu’il va, ensuite, écrire. La préséance de l’oral non seulement, préside mais également détermine les formes de la correction écrite.
La rature s’énonce donc, avant de s’écrire, tout comme elle se formule, se construit avant de se montrer ou formaliser.
Or, bien que ce processus ne laisse aucune trace visible de son énonciation, il faut imaginer les mouvements de l’esprit ayant formulé ou accompagné une correction pour mieux s’approcher des intentionnalités de l’auteur.
B. La philologie, nourrice des œuvres littéraires :
1. Vers une autopsie littéraire :
L’étude de ces manuscrits révèle donc les, multiples, mouvements internes inhérents à l’élaboration de la matière écrit. Elle fait remonter le résultat à son procédé, l’explicite à son implicite. De cette manière, elle met à jour des liens demeurés jusque-là ignorés quant à la genèse de l’écrit mais également autorise des suppositions quant aux conditions de l’écriture.
Sorte d’autopsie du texte, la philologie constitue un apport considérable, pour recueillir, au-delà de l’écrit obtenu, une compréhension de ces mouvements préalables. Elle met ainsi à jour, non pas un mais « des » textes, complétant le texte original de ses propres compositions et autorisant un champ des possibles presque illimité.
La génétique textuelle opère ainsi comme un procédé de révision de l’état de stabilité des textes.
2. La rature comme « errement » imprévisible :
La rature objective également « l’impossibilité de l’auteur à prévoir ce qu’il fera, en dépit de ses annotations, prévisions et plans. Que ce soit avant ou après un tel moment d’écriture, l’écrivain se sent dépassé, pour ne pas dire désemparé, et il ne peut maintenir une attitude définie à l’avance. L’inattendu le surprend à chaque rature » (Willemart 1993 : 69).
C’est admettre, ici, un étrange renversement des rôles faisant prévaloir l’acte propre de la rature sur l’auteur qui devient, objet de son texte.
Or, si l’auteur devient agi par son propre texte c’est parce qu’interfère cet Autre, intéressé par la « persistance d’un non-savoir de l’auteur avec son texte » (E, Calil, 2003).
C. La rature, comme « pas de deux » : une science ouverte à l’exégète :
Si l’analyse de la rature participe d’une radioscopie minutieuse des mouvements de la pensée présidant à l’écriture, elle offre également un territoire à l’expérimentation du receveur. La rature est alors, perçue comme indication supplémentaire, élément para textuel, servant d’ancrage à la réalisation de l’écrit et, parfois, à ses modes de compréhension.
V. Les écrivains et la matière récusable et irrécusable :
A. Une armature interne, fruit des provisions de l’écrivain :
1. La question d’une nouvelle temporalité :
La rature constitue donc un procédé enjoignant l’auteur à un rapport modifié avec son écrit. Dès lors, le travail d’écriture se double ou s’enrichit d’un mouvement faisant alterner action et observation. En ce sens, la rature révèle des tensions possibles entre la volonté de sauvegarder les traces primitives de l’élaboration de l’écrit, dans un souci de conservation, de mémoire ou d’authenticité et celle, au contraire, de le faire évoluer parfois, de façon indéterminée.
Rappelons également que, selon Lacan, au sujet de la rature « La produire (…), c’est reproduire cette moitié, cette moitié dont le sujet subsiste » (Lacan, 2013, p.21) donnant corps à la présence au texte, et plus encore à ses corrections, de l’auteur.
Le temps se fait ainsi allié de ses élaborations, errements et corrections. Cette temporalité nouvelle, modifiée est souvent récusée par les écrivains. Certains s’insurgent contre ce pouvoir usurpé sur l’écrit, cette force de révision ou cette tricherie sur le mouvement dynamique de l’écriture, Paul Valéry s’exclamant ainsi « Ce goût pervers de la reprise indéfinie, et cette complaisance pour l’état réversible des œuvres[11] ».
De même, pour d’autres auteurs comme Bataille, la rature est tenue pour une mauvaise correction. Il affirme ainsi, clairement son positionnement « devant des corrections qui ont empiré mon texte ».
D’autres, s’ingénient à travailler hors-champ, tel Borges pour lequel la totalité du brouillon de ses manuscrits se trouve conservée en son esprit, de sorte qu’il prive tout généticien des mouvements textuels et des traces du processus d’écriture. D’ailleurs, l’écriture tapuscrite est, par opposition, l’éradication possible du champ du pré-texte, offrant de les gommer significativement, pour que demeure seul transmis le texte final.
2. L’intervention allographe, une ouverture à la méta discursivité :
Le cas particulier de l’écriture allographe s’inscrit dans une double sphère, faisant intervenir les notions d’authenticité et d’appropriation. En effet, qu’il s’agisse d’une ré écriture partielle ou complète, ou simplement d’une action de suppression-déplacement, se trouve plaqué en son centre la question de la légitimité de l’acte par rapport à l’œuvre et à l’auteur originel.
Intentionnalisées, que ce soit sur la forme sociale comme la ré écrtiture de contes de Perrault ou littéraire pour mieux s’adapter à un nouveau lectorat, ces ré écritures illégitiment, dans un procédé constant de retours et de comparaisons analytiques avec l’oeuvre perçue comme originelle.
B. Une armature externe, fruit des extensions de l’œuvre :
1. Une porte sur l’inachevé :
Qu’elle soit allographe ou autographe, la rature fait l’objet de moyen visant des buts précisés. Ainsi, et en dépit d’un écrit figé, la rature ouvre sur un champ mouvant, rendant possible les extensions, additions ou corrections. Elle offre ainsi des plongées et contre-plongées entre certitudes et incertitudes.
Elle est ainsi au cœur de mouvements de ré écritures et symbolise ici sa « puissante mise en action ».
Flaubert et Balzac sont deux « réécrivains », usant de l’armature de correction comme d’un chapiteau permanent, propre à engager une relecture infinie du texte et son inachèvement intrinsèque. « Mon chapitre est fini. Aujourd’hui je le re-recorrige et je le re-recopie. […] Il faut que ce soit parfait. C’est la seule manière de faire passer le fond[12]. » (Flaubert), « pendant huit ans, cent fois quitté, cent fois repris ce livre » (Balzac).
Cet amour de la reprise permanente constitue, parfois, une doctrine à part, pourtant vissée au cœur du processus créatif.
2. Explorer des temporalités possibles :
Ce que la matière « avant-texte » et la rature offre, c’est, ce faisant, de développer des possibles au-delà de l’écrit figé dans sa matérialité de version unique et singulière. Par la multiplication des interventions qu’elle suppose, la rature est un exutoire à l’exploration de temporalités différentes, autour du texte. Elle permet ainsi des reports mais aussi de linéariser mais également temporiser les lectures et correction, agençant une organisation mentale et une distanciation nouvelle et flexible avec l’écrit constitué.
La rature offre ainsi, un code, dont il faut se saisir pour réaliser l’adéquation parfaite entre les mouvements de l’esprit et la finalité écrite.
3. Démultiplier les écrits :
L’exploration des avant-textes constitue ainsi, en littérature, un engagement vers la publication d’ébauches constituant des compléments, voire des dédoublements des écrits finaux. Il en est ainsi de l’écriture de La Mort heureuse, roman d’Albert Camus écrit en 1936 et 1937, écrit stabilisé puis abandonné, figurant les transformations énonciatives du roman et les inventions linguistiques présentées dans L’Étranger. Il s’agit, non pas de faire apparaître des fantômes mais bien d’expliquer tout comme d’enrichir de mouvements nombreux l’écrit officiellement détenu.
Ces éléments issus de la génétique textuelle intègrent donc, par leur plein reconnaissance, l’intégration d’un patrimoine à la fois plus riche, étoffé et analytique des grandes œuvres et de leurs élaborations.
Remettant en cause l’existence stable « privilégiée » (J-M, Adam) de l’oeuvre finalement présentée, la rature ouvre sur une déstabilisation de l’œuvre produite, posant la question de sa légitimité.
Au-delà, il s’agit de procéder à une acceptation différente de ces écrits, admettant que les textes aient « une mobilité relative […] qui est la forme de leur permanente actualisation dans le temps de leur réapparition ». (1990 : 7-8).
4. Remettre en cause le texte :
Par son étymologie, le texte se rattache, de façon résiduelle, au participe passé du verbe texere (textus ce qui est tissé, tressé), lui conférant « une connotation de fixité, de complétude structurelle » (JM, Adam) dont il se voit ici départi.
S’opère ainsi une récusion de l’écrit comme forme originelle, et seule autorisée de l’œuvre. Par ce procédé, il s’agit, en effet, de porter aux nues les représentations symboliques extrêmement fortes, portées par l’écrit, solennisé.
C. Une matière dans la matière : l’art en mouvement :
1. Un hors-texte dans l’écriture :
La rature procède ainsi de l’œuvre jamais achevée, intemporelle, rendue à l’extrême possible ou impossible de sa matérialité.
A l’extrême, elle symbolise cette dichotomie entre la pensée toujours en marche et la nécessité de la fixer, de façon permanente, sur une page. La matière raturée, sans limites, représente ce mouvement perpétuel et suggère un inachèvement permanent des choses.
Il symbolise, au final, le mouvement même, la vie.
L’intérêt de son analyse ne figure pas le service de l’œuvre elle-même mais plutôt celui de ses représentations.
2. Une matière qui explicite l’écrit :
Valeur par elle-même mais au regard du texte écrit, la rature procède donc d’un système métalinguistique dont elle étaye les procédés. Elle est expansion des intentions de l’auteur et offre de recouvrir le terrain de l’avant-jeu. L’analyse de certains textes génétiques fait ainsi apparaître l’état d’un « texte en variation», possédant états provisoires sous la formes de manuscrits et des « stabilisations » de l’écriture auctoriale, sous la forme de textes édités, voire re édités.
Dès lors, la ligne de front qui sépare les deux n’apparaît plus comme une rupture ou distinction énonciative mais comme un phénomène accoutumé à la continuité, à l’impermanence.
D. Une matière imparfaite :
1. De la matière qui s’écrit :
Si l’analyse des ratures opérées sur les manuscrits et les brouillons renseignent à de nombreux titres sur les procédés mis en œuvre par l’auteur lors de son travail d’élaboration textuelle, il faut néanmoins, reconnaître que certains éléments en restent absents ou silencieux, telle la question de la chronologie des retours et des temps de pause, accordés durant la rédaction. En effet, la matière papier privilégie les modifications spatiales et fait le récit de ces changements, sans pouvoir rendre compte du caractère temporel du procédé d’écriture. Or, tous les procédés de substitutions mis en évidence par les textes intermédiaires nécessitent une lecture temporelle, pour mieux les expertiser et les mettre en lien.
Avec cela, naît ainsi la relativité de l’idéal de perfection de l’œuvre.
2. A la matière « mémorielle » :
Ces observations nous conduisent ainsi à envisager le rôle des écrits tapuscrits, dont la matière regorge d’une mémoire foisonnante rapportant, explicitant les moyens et les procédés mis en œuvre. Concurrente de la matière écrite à la main, elle en saisit les écueils tout en recelant peu de lecture graphique.
Conclusion
Finalement, la rature procède d’un système de l’écrit qui dépasse sa simple fonctionnalité ou particularité. Son analyse se révèle captivante car elle constitue un récit, l’avant-scène de l’écrit, tel qu’il nous est donné. En littérature, la rature ne peut, cependant, être conçue que comme aspect d’un processus d’écriture, au mouvement aussi dynamique que mystérieux. De plus, par les procédés qu’elle autorise, elle objective un rapport entre ses types de réalisation et la pensée à laquelle elle se relie. L’importance, aujourd’hui reconnue, des travaux de philologie, très prisés depuis le XXe s, démontre que la valeur de ce « pré-texte » , pénétrant la « gestation manuscrite » (M, Jeanneret) n’est plus résiduelle mais au contraire, réhabilitée comme partie invisibilisée des ressorts de la pensée en action, enjoignant certains à considérer que « le texte n’existe pas » (Hay, 1985). Cela s’inscrit dans une tendance engageant le lecteur dans un processus de compréhension de la dynamicité de l’élaboration de l’écriture. La rature devient donc mouvement limiaire, explicitant, enrichissant ou interprétant le sens du contexte d’élaboration textuelle.
Cependant, en vertu des effets qu’elle accompagne, la rature est également sujet à caution. En effet, de la possible confusion sur l’identité du « ratureur » aux interprétations libres, voire hasardeuses, existe au demeurant, une réelle méfiance vis-à-vis, tant de l’engouement pour la valeur du manuscrit, que pour les débats d’idées autour de la littérature. En effet, si ces vues enrichissent les conceptions et réceptions d’indications notables autour d’œuvres, elles n’en demeurent pas moins, riches d’un enseignement textuel, potentiellement manipulable.
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[1] Roland Barthes, Œuvres complètes, par Éric Marty, Seuil, 1995, tome 3, p. 743.
[2] Ibid.
[3] Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes, Nathan, coll. 128, 2000, p.54.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Almuth Grésillon, Op. cit., p.285.
[8] Op. cit., p.285.
[9] Almuth Grésillon, « Glossaire de critique génétique », Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes CNRS éditions, 2016, p.286.
[10] Op. cit., p.289.
[11] Paul Valéry, Au sujet du « Cimetière Marin ».
[12] Flaubert, Lettre du 11 janvier 1880, concernant Bouvard et Pécuchet.